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La France électorale s'ennuie. Deux ans après le tristement célèbre 21 avril, le constat s'impose encore, comme en lointain écho à l'avertissement lancé en 1968 dans ces colonnes par Pierre Viansson-Ponté, et annonciateur des soubresauts que l'on sait. Scruté sous tous les angles, le choc de l'élection présidentielle de 2002, lui, n'avait pas été anticipé. A-t-il constitué, depuis lors, l'électrochoc attendu ; a-t-il alimenté un sursaut démocratique, revigoré l'engagement citoyen ? A la veille du double scrutin régional et cantonal qui se tient dimanche 21 mars, nul ne se risquerait à répondre par l'affirmative.
Morosité et fatalisme semblent toujours dominer le débat politique français, entraver ses acteurs, étouffer ses enjeux. Il suffit de prêter l'oreille à leurs confidences, quelquefois amères : élus et candidats, opposants et gouvernants, tous ont ressenti, durant cette campagne dont la première phase s'achève, la défiance de leurs concitoyens ; leur désintérêt, souvent ; leur agressivité, parfois.
Attestée par les sondages, cette désaffection palpable nourrit une inquiétude commune : voir le vote des deux dimanches à venir, au-delà des performances respectives, transformé en condamnation globale des partis et du système, par l'effet combiné d'une abstention massive (elle atteignait déjà 42 % en 1998, lors du précédent scrutin régional) et d'un succès renouvelé des extrêmes.
Dans ce sombre contexte, la controverse qui oppose le gouvernement à ses rivaux (l'UDF) et adversaires (la gauche, l'extrême gauche et le FN) sur la portée de l'élection - enjeu national, enjeux locaux ? - apparaît dérisoire et assez hypocrite. Car les uns et les autres ont trop donné à voir que la désignation des conseillers régionaux n'était pas leur véritable objectif pour s'étonner que les électeurs l'aient compris.
On ne pourra, certes, contredire le premier ministre, qui bat la campagne, répétant que les élections régionales n'ont d'autre objet que régional, et que la majorité parlementaire sur laquelle il s'appuie restera intacte, quoique les urnes de mars lui réservent. Plusieurs de ses prédécesseurs ont subi, par le passé, de rudes défaites à l'occasion de scrutins locaux : Jacques Chirac aux cantonales de 1976, Raymond Barre aux cantonales de 1979, Pierre Mauroy aux cantonales de 1982 puis aux municipales de 1983, Laurent Fabius aux cantonales de 1985. Aucun ne quitta le pouvoir pour cela - Edith Cresson mise à part, remerciée en 1992 après une débâcle aux régionales, mais qui pulvérisait, il est vrai, les records d'impopularité.
Pour autant, les dirigeants socialistes n'ont pas tort non plus lorsqu'ils invoquent l'occasion offerte, pour la première fois depuis l'installation de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, d'émettre par le suffrage un jugement sur la politique qu'il conduit depuis deux ans. Si l'UMP - alliée à l'UDF dans six régions - est devancée par les listes de la gauche, voire du Front national, dans de nombreuses régions, et perd plusieurs de ses présidences actuelles (elle en détient 14), le premier ministre portera sans conteste le poids de l'échec. Encore le PS et ses alliés ne pourront-ils guère s'en arroger le mérite si l'élection est marquée par une très forte abstention (proche de 50 % des électeurs inscrits, comme l'annoncent certains experts). M. Raffarin aura alors perdu, mais ils n'auront pas gagné. Et chacun paiera le prix politique d'une indifférence que tout concourt à susciter.
Vingt-deux ans après l'avènement de la décentralisation et alors que l'actuel premier ministre s'est posé en champion de la "démocratie de proximité", les régions sont des entités riches de pouvoirs (en matière d'éducation, d'aménagements et de culture), mais toujours dénuées d'identité. Dans un système institutionnel gouverné par la personnalisation, le crédit d'un maire, d'un député et d'un conseiller général reste infiniment supérieur à celui d'un élu régional dont les compétences apparaissent illisibles au plus grand nombre, dans l'enchevêtrement administratif français.
La complexité du nouveau mode de scrutin, qui crée une circonscription régionale unique mais répartit les sièges entre les départements selon un mode de calcul accessible aux seuls experts, ajoute à la confusion. L'objectif avoué en était d'empêcher le FN de s'emparer de conseils régionaux, même là où il virerait en tête au soir du premier tour - comme ce fut le cas, pour Jean-Marie Le Pen, dans 8 régions, le 21 avril 2002. M. Raffarin cachait à peine, ces dernières semaines, que l'embrouillamini des chiffres pourrait aussi avoir le mérite de brouiller le sens des résultats, empêchant par la multiplication d'affrontements triangulaires au second tour (droite-gauche-FN) une lecture du vote qui soit sans équivoque.
Mais, à trop vider l'élection de son sens, n'a-t-on pas légitimé, favorisé la démobilisation que l'on disait redouter ? Le premier ministre l'a bien vu, qui a fini, en fin de campagne, par se jeter dans la bataille, multipliant les déclarations - exclusivement réservées à la presse... régionale - et les meetings avec l'énergie de celui dont le sort en dépendrait.
VOTE "PROTESTATAIRE"
La contradiction n'a pas davantage effrayé François Bayrou. Le président de l'UDF a vitupéré la politique du gouvernement dans l'espoir d'attirer à lui une part des mécontents et de rééquilibrer ainsi en sa faveur le rapport de forces avec l'UMP. Personne n'a cru qu'il disposait d'un projet pour les régions. Son horizon personnel est fixé à 2007.
Les calculs des socialistes ne sont pas moins transparents. Frustrés, en 2002, d'un affrontement en bonne et due forme contre M. Chirac, ils rêvent d'une revanche que la conquête de quelques régions ne suffirait pas à satisfaire. Pour leur premier secrétaire, François Hollande, le scrutin régional pourrait au moins constituer un avènement, sinon un événement : un succès électoral tournerait enfin la page de l'ère Jospin en même temps qu'il conforterait sa position à la tête du parti, qui reste miné par des divisions essentielles (sur l'Europe et sur l'économie) et des rivalités d'ambitions.
Loin des répartitions de sièges au sein des conseils régionaux, les chefs du PS fixeront leurs regards, au soir du premier tour, sur les scores des autres formations de la gauche et des listes d'extrême gauche. Faute d'une alliance nationale avec les Verts et le PCF - qui ont préféré des accords à la carte, selon les régions -, le chantier de la reconstruction a été suspendu ; les résultats de dimanche pourraient en modifier les fondations, selon la capacité des communistes et des écologistes à exister autrement qu'en simples partenaires au sein d'un rassemblement institué, voire d'une fédération.
Reste le poids du vote dit "protestataire", qui obsède les deux camps comme un mauvais rhumatisme toujours prêt à se réveiller. Faute d'indices plus précis, les sondages suffisent à y alimenter la crainte d'une influence maintenue du FN et d'un début d'enracinement de l'alliance LO-LCR - qui dénient l'un comme l'autre au scrutin tout enjeu purement régional.
Lors des régionales de 1998, l'addition des suffrages portés aux deux marges du jeu politique s'élevait à 19,9 % (15,5 % pour le FN, 4,4 % pour l'extrême gauche) ; au premier tour de la présidentielle de 2002, elle avoisinait 30 %. Face à la perspective d'une nouvelle progression, les états-majors se rassurent à l'idée que les règles du scrutin limiteront drastiquement le nombre d'élus des formations concernées. Sans voir, peut-être, qu'en condamnant au dépit une part croissante de l'électorat, le système français réduit inexorablement la légitimité de ses élus.
Hervé Gattegno